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Immeuble en société mis à disposition des dirigeants : l’inexorable durcissement de la jurisprudence

Suzon Nyssen, 2 Sept 2025

La question de la déductibilité des frais immobiliers supportés par une société pour un bien utilisé par ses dirigeants est un sujet récurrent et conflictuel dans le paysage fiscal belge. L’administration est de plus en plus fréquemment suivie par les juges fiscaux  lorsqu’elle rejette la déduction des frais engagés par une société liés à un immeuble mis à disposition de ses dirigeants..

La jurisprudence récente illustre cette tendance et met en lumière un double critère : la proportionnalité des frais par rapport aux revenus générés et la nécessité d’une finalité professionnelle clairement démontrée.

 

Jugement du Tribunal de Namur du 14/02/2023 : la disproportion comme indice d’intention libérale

En 2023, le Tribunal de Namur avait été saisi d’une affaire où une société détenait un usufruit sur un immeuble occupé par ses dirigeants. La société comptabilisait les amortissements et les frais liés au bien, tout en déclarant un avantage en nature limité.

Le Tribunal a constaté une disproportion manifeste : plus de 20.000 € de frais annuels assumés par la société, contre un avantage fiscalement répercuté de 1.100 € environ. Cette disproportion révélait, selon le Tribunal, une absence de finalité professionnelle : la société assumait une dépense importante sans contrepartie économique réelle.

Aux yeux du juge, lorsqu’il existe un écart flagrant entre le coût d’une dépense et le revenu ou l’avantage qu’elle est censée générer, la dépense doit être regardée comme poursuivant un objectif libéral, c’est-à-dire comme une faveur accordée aux dirigeants, et non comme un frais professionnel.

 

L’arrêt de la Cour d’appel d’Anvers du 17 juin 2025 : la confirmation par la condition de finalité

Dans ce dossier, une société de médecins détenait à 98 % un appartement à Knokke, les 2 % restants appartenant aux dirigeants. L’immeuble était mis à disposition de ces derniers.

La société avait bien enregistré un avantage de toute nature forfaitaire, mais simplement via le compte courant des dirigeants et non pas imposé dans leur chef comme rémunération (sans émission de fiche fiscale). L’administration a rejeté la déduction des frais, ramenant les pertes à zéro et appliquant une majoration de 10 %.

La Cour a retenu deux enseignements majeurs :

D’une part, la finalité professionnelle doit être démontrée de manière concrète : l’immeuble n’était ni exploité ni mis en location, et le contribuable n’a pas prouvé que l’immeuble  ait contribué à l’acquisition ou la conservation de revenus imposables.

D’autre part, la proportionnalité entre les frais supportés et l’avantage fiscalement déclaré est un critère essentiel. Le seul fait de constater un ATN ne suffit pas si celui-ci est largement inférieur au coût réel. La dépense est alors requalifiée comme une charge privée.

La Cour a aussi pointé la structure de détention mixte (98 % société, 2 % dirigeants), qui selon elle compliquerait sérieusement une vente éventuelle.

 

Analyse : de la disproportion à la condition de finalité

Ces deux jurisprudences convergent vers une lecture de plus en plus exigeante de l’article 49 CIR 92 :

• Le jugement de Namur met l’accent sur la proportionnalité : une dépense doit avoir un rendement économique raisonnable ; à défaut, elle traduit une intention libérale.

• L’arrêt d’Anvers ajoute une dimension supplémentaire : celle de la finalité. Une dépense n’est déductible que si le contribuable peut prouver qu’elle a pour objectif économique réel l’acquisition ou la conservation de revenus imposables.

Ainsi, la combinaison des deux décisions conduit à une double exigence : les frais immobiliers ne sont admis en déduction que s’ils s’inscrivent dans une finalité professionnelle claire et s’ils sont proportionnés aux revenus ou avantages correspondants.

 

Conseils pratiques pour les entrepreneurs et dirigeants

Face à cette évolution jurisprudentielle, plusieurs précautions s’imposent pour sécuriser la déduction des frais liés à des immeubles détenus en société :

- Formaliser une politique de rémunération : si la mise à disposition d’un bien immobilier constitue un élément de rémunération, elle doit être documentée, intégrée à une politique cohérente et accompagnée de l’émission des fiches fiscales obligatoires. L’avantage comptabilisé doit être traité et imposé comme une rémunération dans le chef de ses bénéficiaires.

- Assurer la proportionnalité économique : le montant de l’avantage en nature déclaré doit refléter de manière réaliste les coûts assumés par la société. Une disproportion trop marquée sera interprétée comme une intention libérale.

- Privilégier une détention à 100 % par la société : 
une société pleinement propriétaire de l’immeuble pourra mieux défendre son caractère professionnel en l’utilisant comme actif économique, par exemple comme garantie bancaire pour financer d’autres investissements. Cette possibilité de levier financier renforce l’argument d’une gestion patrimoniale rationnelle, et permet de prouver que l’immeuble en question permet, en tant que sûreté réelle, à la société de développer d’autres activités et donc de générer d’autres revenus imposables.

- Préparer la preuve dès l’acquisition : les procès-verbaux d’assemblée, les contrats de bail éventuels, les évaluations de marché et les décisions de gestion doivent être conservés pour démontrer la finalité professionnelle de l’opération.

 

Conclusion

Le message envoyé par les juges est clair : la déduction des frais immobiliers en société ne peut être défendue qu’à la condition de respecter une logique économique globale. L’intention libérale sera retenue dès lors que la société supporte des charges disproportionnées au regard des revenus générés, ou qu’aucune finalité professionnelle n’est démontrée.

Les dirigeants et entrepreneurs doivent dès lors revoir la manière dont ils structurent et justifient la mise à disposition d’immeubles par leur société. Une politique de rémunération bien documentée, une détention à 100 % qui permet de mobiliser le bien comme actif économique, et une proportionnalité claire entre frais et revenus constituent aujourd’hui les piliers incontournables pour éviter des rectifications fiscales coûteuses.